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Réflexions

sur le politique

L'histoire peut-elle être objective?

Le vœu de tous là-bas, le dernier vœu : sachez ce qu’il s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps jamais vous ne saurez.
— Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre.

La querelle des historiens est un épisode absolument passionnant de l’histoire allemande. Elle désigne communément la controverse qui a eu lieu en Allemagne dans les années 80 concernant la place qu’occupe ou que devrait occuper la Shoah dans l'histoire allemande. Elle a eu lieu à travers une série d’articles publiés dans des journaux populaires. En lisant cette série d’articles (dans le livre Forever in the Shadow of Hitler), il m’apparaît cependant que la Shoah n’est « que » le support d’une conversation ayant d’autres motifs sous-jacents.

L’histoire peut-elle être objective?

Une des oppositions qui caractérise cette querelle est celle entre une vision objective et interprétative, plus généralement de l’historiographie (l’écriture de l’histoire), mais appliquée dans ce contexte à une question plus précise : de quelle manière la période nazie peut et devrait être historicisée dans la conscience publique?

Les porteurs de la vision « objective » (dont notamment Nolte, Stürmer, Hildebrand ou encore Hilberg), principalement des historiens de formation et de métier, incarnent la vision « scientifique » caractéristique du milieu académique. Cette méthodologie historiographique rigoureuse permet notamment de « chasser les légendes, les mythes et les analyses partisanes » (Stürmer). Elle a pour objectif l’atteinte, par l’intermédiaire de la Raison, de la vérité. Dans cette perspective, ils précisent que si le travail d’un historien l’amène à rendre les crimes nazis compréhensibles, cela n’implique pas pour autant qu’il soit antisémite.

Pour sa part, Jürgen Habermas, porteur de la vision interprétative, critique à plusieurs reprises ce positionnement méthodologique. Il reproche par exemple le fait que celui-ci a tendance à canaliser le débat sur des détails, à le techniciser, à en évacuer les émotions, et à détourner ainsi l’attention de la dimension éthique, politique ou philosophique, plus englobante, qui caractérise ces faits. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il souligne le risque révisionniste associé. Des lecteurs non spécialistes du sujet ou qui n’ont pas pleinement les compétences pour identifier ces nuances subtiles, peuvent facilement faire des raccourcis simplistes ou encore entrer dans le jeu du relativisme absolu, ce qui, dans certains contextes, peut, trivialiser les crimes nazis et donc raviver l’éthos national-socialiste.

Par exemple, utiliser des termes comme « so-called annihilation of Jews » peut effectivement être compris par des spécialistes comme une manière de souligner l’utilisation rhétorique du terme « annihilation » dans un contexte politique où les auteurs veulent marquer l’horreur des actes commis. Mais pour des lecteurs non initiés, et encore plus pour des lecteurs déjà sceptiques, cela peut être perçu davantage comme une manière de souligner le fait qu’au final, parler d’élimination des juifs est un terme un peu exagéré et qu’il faut relativiser ce qu’il s’est vraiment passé.

Ce ne sont cependant pas les historiens qui possèdent à eux-seuls les connaissances et les compétences pour déterminer quelles sont les conséquences du passé sur le présent et comment nous devrions les gérer aujourd’hui. D’autres citoyens se sont d’ailleurs prononcés sur la question dont Giorgio Agamben. Il souligne à juste titre que l’analyse objective de l’histoire est nécessairement incomplète, non pas par manque de rigueur, mais plutôt par l’impossibilité de sa quête à laquelle la réalité la soumet. « L’aporie d’Auschwitz est l’aporie même de la connaissance historique : elle démontre la non-coïncidence des faits et de la vérité, du constat et de la compréhension » (Agamben, 1999). L’histoire des camps est irréductible aux éléments objectifs qui la constituent. L’impossibilité d’accéder à l’intime et au non-dit ainsi que les limites de l’intelligibilité expliquent en partie ce constat.

Les porteurs de la vision « interprétative » considèrent pour leur part que nous n’accédons jamais au réel, à la vérité objective des événements, et que nous sommes donc tous des interprètes de l’histoire. Dans cette perspective, il est essentiel de prendre conscience de nos grilles d’interprétation afin de garder une distance critique face aux résultats issus de notre interprétation. Mais surtout, plutôt que de nier qu’il y ait une intention sous-jacente à notre travail historiographique, il est préférable de l’expliciter et d’assumer que cette historiographie se fait dans une direction donnée.

L’historiographie n’est effectivement pas sans dangers, et donc sans responsabilités.

Dans le prochain billet, nous nous questionnerons sur la proposition de Jürgen Habermas qui nous recommande d’instrumentaliser le passé pour servir des objectifs politiques et sociaux contemporains dont l’étouffement de l’ethos national-socialiste qui menace selon lui l’Allemagne.