Citoyen à temps plein

Réflexions

sur le politique

La singularité de la Shoah

S’ils veulent dire qu’Auschwitz fut un évènement unique, devant lequel le témoin doit en quelque sorte soumettre chacun de ses mots à l’épreuve d’une impossibilité de dire, alors ils ont raison.
— Giorgio Agamben

Les auteurs de la querelle des historiens ont été confrontés, de par l’objet, non pas premier, mais le plus visible, du débat, à des difficultés particulières : comment mener un débat « objectif », académique, autour d’un évènement tel la Shoah qui, dans l’imaginaire collectif, est chargé d’autant d’émotions et d’implications philosophiques non réductibles aux faits?

De l'impossibilité de nier la singularité d'Auschwitz

Le débat sur la singularité des « atrocités » commises par le régime nazi (ou « crimes nazis ») est porté à l’avant-scène de cette querelle lorsque Habermas dénonce la négation de cette singularité par Nolte. En dehors de la dimension rhétorique qui a pour objectif d’associer publiquement à Nolte l’image du « négationniste » ou du « révisionniste », connotée particulièrement négativement dans l’imaginaire collectif allemand, et donc de la décrédibiliser, Habermas critique plus précisément non pas la pleine négation de la singularité de la Shoah, mais sa réduction a une dimension essentiellement technique (la nature « quasi industrielle du gazage »).

Après avoir travaillé à reconquérir une image publique respectable (à quoi bon donner des arguments pour défendre sa thèse si au préalable nous n’avons pas gagné de la crédibilité auprès de l’auditoire?), Nolte déploie son argumentaire en faveur d’une révision de la nature et de l’envergure de ce qui constitue la singularité de la Shoah : oui les crimes nazis sont singuliers, mais, premièrement, il y a des précédents et des parallèles qui ne peuvent pas être négligés (méthode comparative) et, deuxièmement, il y a des causes contextuelles préalables qui ont favorisé leur émergence.

Les faits ne changent pas, c’est notre regard qui change.
— Amin Maalouf

Premièrement donc, plusieurs échanges sont consacrés à déterminer si d’autres crimes, dans l’histoire (celle qu’ils connaissent), sont « comparables » à la Shoah. Pour Nolte, une telle comparaison permet d’améliorer notre compréhension de la Shoah et nous permet de construire un rapport plus « sain » à celui-ci. Il cite par exemple le génocide arménien planifié et exécuté par le parti au pouvoir à l'époque (le Comité Union et Progrès), le génocide mené par les Khmers rouges, notamment avec Pol Pot, au Cambodge, mais aussi le massacre des hérétiques et des « infidèles » lors des guerres de religion en ce qui concerne l’aspect « annihilation » des crimes nazis. Il mentionne également la révolution iranienne avec la prise de pouvoir de l’Ayatollah Khomeiny pour illustrer d’autres mouvements idéologiques ayant été menés par des leaders charismatiques. Il aborde également le fait que, dans la majorité des cas, les conséquences les plus condamnables moralement sont le résultat d’intentions considérées comme vertueuses par ceux qui les perpétuent (il mentionne l’exemple de « l’annihilation » des individus ou même de classes sociales entières considérés comme des « parasites » lors de la période de modernisation de certains états aux États-Unis). Nolte précise alors que ceux qui ne voient pas de lien entre la violence et l’horreur de ces autres moments d'atrocité dans l'Histoire et le IIIème Reich « falsifient » l’histoire.

Mener ce questionnement est, selon Habermas, en soi, un danger. Celui-ci tend à banaliser la Shoah en la positionnement dans l’histoire comme un évènement important, comme d’autres, qui a certes quelques particularités, mais qui n’est que la continuité d’une suite d’actes barbares dont l’histoire est témoin.

Une horreur moins frappante, en première instance

Dans son livre, « Ce qu’il reste d’Auschwitz », Agamben pointe également deux éléments importants pour cette réflexion : l’horreur des crimes nazis s’illustre davantage dans la banalité du mal que dans l’énumération du nombre de victimes, mais aussi dans leur capacité à avoir transformé des hommes en non-hommes.

Deuxièmement, pour Nolte, comme pour les autres partisans de la thèse fonctionnaliste (notamment Hildebrand, Stürmer et Hilberg), le IIIème Reich n’est pas seulement le résultat du leadership charismatique d’Hitler dans un contexte socio-économique et intellectuel favorable à l’identification d’un bouc-émissaire tout désigné, mais également, et surtout, le résultat (sous la forme d’un lien nexus causal) d’une réaction défensive raisonnable, cohérente, voire légitime, face à la violence observée dans les crimes de guerre commis par les bolcheviks (et aidés par les juifs) contre la bourgeoisie lors de la révolution communiste de 1917.

Dans cette perspective, le IIIème Reich était considéré comme un mouvement de libération contre la « tyrannie de la pensée collectiviste » et protecteur de la violence issue de la collectivisation forcée (pour renforcer cette thèse, Nolte soulignent notamment qu’Hitler fut d’abord et avant tout un antimarxisme virulent avant d’être antisémite). C’est donc, selon Nolte, la peur engendrée par des crimes de guerre tels que les « meurtres de classe » commis dans les goulags qui a engendré les « meurtres de race » qui ont eu lieu dans les camps de concentration et d’extermination. Auschwitz n’est donc pas l’acte premier, car, par exemple, les goulags sont plus originels. Auschwitz n’est alors qu’une copie aliénée, déformée, d’actes barbares ayant déjà eu lieu dans le passé.

Au sein de cette controverse, Meier semble prendre naturellement le rôle neutre d’arbitre et, selon moi, a le mérite de contribuer de manière constructive. Sans renier l’importance de déterminer la nature de la singularité de la Shoah (il encourage d’ailleurs la réflexion à ce sujet, mais en l’élargissant d’une dimension politique), il tente de recadrer les efforts de chacun en posant la question suivante : quelle que ce soit la nature et l’envergure de la singularité de la Shoah à travers l’histoire, cela change-t-il la nature et l’envergure des devoirs que doivent exercer, dans le présent, les Allemands? (Meier parle d’ailleurs de « crimes allemands » et non de « crimes nazis »)

Les Allemands et leur rapport au passé

Cette querelle est une source de réflexion particulièrement riche pour aider les Allemands à déterminer quelles responsabilités veulent-ils ou doivent-ils assumer dans le présent par rapport à leur passé. Dans les années 50 à 80, la construction de conscience historique des Allemands s’est faite principalement dans une logique de moralisation et de culpabilisation. Les crimes nazis constituent une imperfection morale dans l’histoire nationale allemande et les Allemands doivent donc en payer le prix, se repentir et se racheter. Habermas pour sa part confirme la nécessité d’encourager dans le présent et à l’avenir ce sentiment de responsabilité, mais à l’échelle collective et non à l’échelle individuelle qui ne doit concerner que ceux qui ont contribué à ces crimes. Et l’exercice est d’autant plus important que l’écart avec ces crimes s’agrandit. Ceci nécessite selon lui d’agir pour le maintien d’une « mémoire active de ces souffrances et de ces meurtres par des mains allemandes ».

« Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre »
— George Santayana

Ce couple coupable/innocent, illustrant démagogiquement l’opposition artificielle du bien et du mal, et fréquemment mobilisé dans l’historiographie pour interpréter les faits historiques est à l’origine de nombreux maux. Hegel, déjà, soulignait l’importance de comprendre que les héros des tragédies grecques étaient tout aussi bien coupables qu’innocents, illustrant ainsi « la longue chaine qui lie la victime aux bourreaux » (Agamben).

L’équilibre est cependant difficile à trouver. Nolte considère au contraire que cette fonction de remémoration, exacerbée comme elle est en Allemagne depuis les années 50 (célébrations fréquentes, multiplication des espaces commémoratifs, etc.), génère à la fois une culpabilité malsaine source d’autres maux aussi dangereux, mais aussi un rejet naturel (défense psychologique) de la part de ceux qui ne se sentent pas concernés et qui sont las d’être associés à ces crimes. Alain Finkielkraut formule cela d’une manière intéressante en parlant du rapport des Français au colonialisme : « La bonne conscience nous est interdite, mais il y a des limites à la mauvaise conscience ».

De plus, il ajoute que les seuls efforts de commémoration ne garantissent pas la prévention de ces crimes et qu’au contraire, investir trop d’énergie dans ces actes peut créer un contexte favorable au retour d’une idéologie nationale-socialiste. Pour lui, au-delà de se remémorer, il faut être responsable face à la liberté gagnée. Alain Finkielkraut a encore une fois une formule qui complète bien ce point de vue : « À se souvenir d’abord, à se souvenir toujours, on oublie que le présent est ».

Conclusion

La querelle des historiens est une controverse qui, sous couvert d’un débat sur des faits historiques et leur interprétation, questionne davantage les implications éthique et politique de l’historiographie pour le présent et l’avenir. Elle accrédite la vision d’une historiographie incarnant le produit des conflits d’interprétations à travers le temps et dans laquelle les médias jouent un rôle significatif. Je partage le point de vue de Meier qui, citant Platon, encourage le débat qui vivifie les esprits et lutte contre l’enfermement dogmatique des convictions. Je partage aussi son constat vis-à-vis des protagonistes de la controverse : ils manquent définitivement d’humour!