Citoyen à temps plein

Réflexions

sur le travail

Proposer un sens à l’existence (partie 2)

Les discours et les pratiques associés à l’idéologie chrétienne, comme ceux associées à l’idéologie du travail, ont permis la domination de ces idéologies car ils répondent adéquatement aux besoins ontologiques de l’Homme. Nous avons vu dans les billets précédents que les facteurs clés de succès communs à ces deux idéologies résidaient notamment dans les fonctions communes qu’opèrent les discours et les pratiques qui les portent. Nous avons notamment identifié les fonctions communes suivantes : proposer un sens à l’existence et affirmer avec certitude une vérité universelle

Je vous propose cette semaine de vous en présenter trois autres : définir une loi comme guide de nos actionsélaborer un dispositif permettant de renforcer le respect de la loi dictée par l’idéologie et assurer la cohésion d’une communauté.

Quel guide pour nos actions?

Pour répondre à l’une des seuls questions à laquelle l’Homme n’a pas directement la réponse à travers l’expérience, à savoir « que dois-je faire? » (1), les deux idéologies considérées ici mettent à la disposition de l’Homme un ensemble de lois, principalement morales, permettant de répondre à cette question. Elles suggèrent par exemple une organisation du temps social de l’Homme, une distinction entre le pur et l’impur, la perfection et l’imperfection ou encore le juste et l’injuste. En établissant ces lois, ces idéologies produisent des critères selon lesquels le comportement de l’Homme peut être évalué, ou plus précisément, jugé.

Dans la religion chrétienne, l’Homme est censé être capable de déduire ces lois morales de la nature, c’est-à-dire de son expérience de la vie. Cependant, les théologiens suggèrent qu’après avoir constaté l’échec de l’Homme à réaliser cet exercice, Dieu a envoyé sur terre son fils, Jésus-Christ, afin de montrer clairement à l’Homme ces lois morales, notamment en agissant conformément à elles et en s’assurant de la diffusion de ses agissements, par l’intermédiaire de textes sacrés, auprès de ceux qui n’auraient pas pu le voir. Grâce à la religion chrétienne, l’Homme a ainsi un guide clair des actions qu’il doit réaliser au quotidien : il doit se conformer aux lois morales dictées et incarnées par Jésus afin de donner un sens à sa vie sur terre.

Dans le management, bien que les lois aient initialement pour objectif d’agir à titre de référence des comportements acceptés ou non dans l’entreprise, la porosité grandissante entre la sphère économique et la sphère sociale a induit une diffusion progressive de ces lois de la sphère économique à la sphère sociale. Nous observons notamment que les lois issues de la rationalité économique deviennent de plus en plus des lois morales valables à l’extérieur de la sphère économique. Elles servent alors de référence non plus seulement aux comportements des personnes dans les entreprises mais également dans l’ensemble de leur vie (vie en famille, vie en société, etc.) (2).

Les lois morales ont une limite importante. Elles sont, pour les deux idéologies ciblées ici, accessibles à la raison humaine (même si dans la plupart des cas, elles requièrent l’aide d’une tierce-personne), cependant, l’Homme semble naturellement ne pas agir conformément à celles-ci. Son statut de « loi », c’est-à-dire son caractère obligatoire, n’est pas accessible par la raison humaine et doit alors être assuré par une autorité légitime et crédible.

Dans la religion chrétienne, le statut de loi est insufflé par la foi du fidèle. Par exemple, pour John Locke, si une personne a foi en Jésus-Christ, le Messie, alors il accepte le caractère obligatoire de la loi morale. Il pourrait également décider, de manière utilitaire, d’agir conformément à la loi morale pour se rendre agréable à Dieu et accéder ainsi à la vie après la mort, mais dans ce cas-ci, il y a une différence fondamentale. Pour Kant notamment, l’Homme qui respecte la loi morale par devoir (issu de la foi) est moralement bon alors que celui qui suit la loi morale de manière instrumentale pour se rendre agréable à Dieu ou par peur de la pénitence, n’est que « légalement bon » (il ne s’agirait-là que d’un changement de mœurs et non d’un changement de cœur) (3).

Dans le management, le caractère obligatoire associé au respect des lois économiques devenues lois morales provient de la rationalité économique. Il est totalement logique, selon cette rationalité, que l’Homme respecte ces lois afin de garantir la pérennité de son appartenance au système qui promulgue ces lois car ce système constitue la voie principale, quasi-unique, de réponse à ses besoins d’intégration sociale. Si l’Homme ne respecte pas ces lois, la sanction ne se fera pas dans l’au-delà, après la mort, mais ici, sur terre, et se manifestera par sa marginalisation voire son exclusion de la société. Toutefois, si nous faisons un parallèle avec la religion chrétienne, il ne s’agit, dans ce cas-ci, non pas d’une adhésion « de cœur » aux lois morales mais davantage d’une adhésion instrumentale se manifestant simplement par des changements de mœurs. De plus, pour Nietzsche par exemple, cette volonté de rendre l’homme prévisible, régulier et calculable, c’est-à-dire de maitriser sa nature pour le civiliser, l’apprivoise mais ne le rend pas meilleur.

Aujourd’hui, les chefs d’entreprise font le même constat que les théologiens de l’époque : malgré ce statut de loi, les travailleurs ne se comportent pas de manière parfaitement conforme aux lois morales. Il est donc essentiel de laisser place à libre concurrence et de diminuer l’intervention de l’État afin que, naturellement, les travailleurs prennent pleinement conscience du caractère obligatoire de ces lois morales et des conséquences directes que leur non-respect entrainera. L’Homme adhèrera donc à ces lois morales par foi et non par peur de la pénitence associée au non-respect des lois.

Comment faire respecter les principes de l’idéologie?

Un des facteurs clés de succès communs à l’idéologie chrétienne et à celle du travail est leur capacité à faire agir l’Homme selon la loi morale qu’elles prescrivent. Et l’outil privilégié qu’elle mobilise pour parvenir à cette fin est également commun: le culte. La mise en place d’une dynamique cultuelle consiste à créer un système de pratiques, qui peut impliquer un système de récompense et de punition, qui encourage les comportements conformes à la loi morale et qui normalise les pratiques de la collectivité qui, progressivement, contient de moins en moins de personnes ayant des comportements déviants vis-à-vis de la loi morale.

Dans l’idéologie chrétienne, le culte des idoles (saints, Jésus, etc.) et des objets ou des représentations symboliques (croix, hostie, coupe, poisson, etc.), le respect strict des heures de prières, les pratiques de mutilation, les liturgies voyantes ou encore les discours à la dimension fanatique exacerbée ont tous contribué à sa déviation cultuelle. Dans le management, des pratiques régulières et hautement codifiées ainsi que des représentations symboliques ont également une fonction cultuelle et agissent comme des dispositifs de contrôle standardisés (4).

Nous pouvons citer par exemple les assemblées générales d’actionnaires ou de cadres dans les grandes entreprises qui sont généralement vécues comme des grand-messes (5) mais également les évaluations de performance annuelles, mensuelles voire hebdomadaires (dans les métiers de service notamment) qui permettent de valider notre conformisme à la loi morale et d’appliquer, en fonction du degré de conformisme, la récompense ou la punition associée. L’affichage dans l’entreprise de la photo de l’employé du mois ou de « gourous » du management comme modèles de comportement (ayant pour objectif de consolider la prise de conscience par les autres employés des comportements attendus ou des valeurs de référence pour nos comportements), les architectures relativement semblables des lieux de travail (qui constituent des lieux sacrés) ou encore les horaires de travail fixes, sont également des exemples concrets de la dimension cultuelle du management.

Une des conséquences directes d’une pratique cultuelle omniprésente est qu’elle favorise l’apparition d’automatismes dans les comportements, évacuant ainsi progressivement de l’esprit de l’Homme les motivations initiales qui l’ont poussé à agir conformément à la loi morale. À court terme, cette conséquence peut sembler constituer un avantage concurrentiel intéressant vis-à-vis des autres idéologies car elle renforce le conditionnement de l’Homme à ce type de comportements à travers des formes de vie ascétiques et réduit sa capacité de considérer des comportements alternatifs. Cependant, le maintien d’une flexibilité vis-à-vis des paradoxes vécus dans l’expérience est essentiel pour garantir la pérennité d’une idéologie.

Ce dogmatisme, qui s’installe donc rapidement dans une dynamique cultuelle, et qui paraît à court terme être un bénéfice pour l’idéologie concernée, même s’il peut temporairement substituer l’acte moral, est en fait à moyen ou long terme, une source de fermeture et donc de disparition. D’ailleurs, dans la religion chrétienne, plusieurs théologiens et intellectuels ont identifié l’impact négatif du culte. John Locke prônait notamment un culte sans froufrous et dénonçait la dérive rituelle du respect de la loi morale comme un acte ayant une finalité morale supérieure (6). Kant, pour sa part, considérait les « religions de simple culte » comme une forme de religion non-achevée (contrairement à la religion morale). Pour ce dernier, une religion morale est au contraire fondée en esprit et en vérité et n’a pas besoin du culte (7).

Comment assurer la cohésion d’une communauté idéologique?

Premièrement, la comparaison de l’étymologie des termes « religion » et « management » souligne qu’ils proviennent d’une même racine qui expriment la même idée de « lien » (8), que ce soit pour définir ceux qui sont reliés ou ceux qui sont à l’extérieur du lien.

Deuxièmement, l’idéologie chrétienne, tout comme le management, crée une communauté de valeurs et de pratiques. Les personnes qui respectent ces valeurs et ces pratiques sont alors considérées comme appartenant à la communauté. Le culte a d’ailleurs un impact sur cette fonction. En effet, l’instauration de pratiques cultuelles collectives permet aux personnes de ressentir qu’ils forment une unité (ils effectuent les mêmes rituels, les mêmes actions quotidiennement). « Chaque personne acceptant la Loi et reconnaissant la Voie et l’Expérience véhiculées est de fait membre de ladite Communauté » (8).

Troisièmement, elles proposent toutes les deux de fédérer les personnes autour d’un projet commun, une « solidarité de destin » (8) où ils sont engagés dans une même voie et un système commun de valeurs dont la préoccupation principale est la recherche de mutualité.

Enfin, l’idéologie chrétienne et celle du travail remplissent cette fonction communautaire tout simplement parce qu’elles ont besoin de cette cohésion pour fonctionner de manière efficace. La paix et l’uniformité des comportements que permet cette cohésion limite la probabilité de dérives et donc l’adhésion à d’autres idéologies qui pourraient les substituer.

Dans mon prochain billet, je vais m’intéresser aux personnes qui, au-delà d’adhérer à une idéologie spécifique, en sont des porteurs voire des acteurs de premier plan, en particulier les gestionnaires et les prêtres.

 

1 - HERZBERG, Frederick I. (1996). « Les quatre questions existentielles : leur effet sur la motivation humaine et le comportement organisationnel » in « La Quête de sens. Gérer nos organisations pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature ». Éditions Québec Amérique inc.

2 - GOMEZ, Pierre-Yves (2012). « Religions et management : éléments pour un programme de recherche » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.

3 - FULCONIS, François, GARROT, Thierry & PACHÉ, Gilles (2012). « Mieux manager les entreprises en réseau : un décryptage à partir d’invariants religieux » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.

4 - DUJARIER, Marie-Anne (2006). « L’idéal au travail ». PUF.

5 - BESSIRE, Dominique & MESURE, Hervé (2012). « La dimension spirituelle de l’entreprise : de l’occultation à la reconnaissance » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.

6 - LOCKE, John (1696). « The reasonableness of Christianity. As Delivered in the Scriptures ».

7 - KANT, Emmanuel (1793). « La religion dans les limites de la simple raison ».

8 - FULCONIS, François, GARROT, Thierry & PACHÉ, Gilles (2012). « Mieux manager les entreprises en réseau : un décryptage à partir d’invariants religieux » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.

TravailAlexandre Berkesse