Citoyen à temps plein

Réflexions

sur le travail

(Co)design : révolution ou dérive démocratique?

Caroline Gagnon et Guillaume Blum (tous deux professeurs à l’école de design de l’Université Laval) m’ont invité à la Nuit des débats 2017 pour partager avec d’autres panélistes* mon expérience et regard critique sur le design de services.

Coluche exagère?

Sans tomber dans les raccourcis faciles, une des citations de Coluche illustre tout de même une partie du problème :

« La dictature, c’est « Ferme ta gueule ! » ; la démocratie, c’est « Cause toujours ! »

Oui, objectivement, il y a davantage d’espaces et de temps de discussion entre les différentes parties prenantes impliquées dans les projets désormais. Mais quelle est la qualité de ce dialogue? Réunir une diversité d’individus pendant plusieurs heures dans un même espace pour discuter d’enjeux semblables est-il la garantie d’obtenir une réelle co-construction à partir de la diversité des perspectives présentes?

Pour répondre à ces questions, j’aimerais vous partager 8 enjeux du (co)design dont plusieurs ont résonné avec les expériences des panélistes et participants présents lors de cette soirée.

Les voici, vous me direz s’ils résonnent également avec vos expériences :

Enjeu 1 - Les braves gens

Nous pensons que les bonnes intentions suffisent. Que du simple fait que nous soyons des personnes qui veulent le bien des autres et que nous nous entourions de ces mêmes personnes pour organiser une telle activité, les résultats auront nécessairement des impacts positifs. Nous avons pourtant désormais suffisamment d’exemples d’entrepreneurs sociaux qui ont voulu sauver le monde et qui au final ont généré davantage d’effets néfastes que bénéfiques dans les communautés où ils ont agis (voir mon billet de blog écrit à ce sujet en 2015 suite au Ashoka U Exchange réunissant des centaines d’entrepreneurs sociaux).

Enjeu 2 - Des chambres d’écho

Nous pensons qu’ouvrir le dialogue entre des individus est bon en soi, intrinsèquement positif, peu importe ce qu’il se passe dans cet espace de dialogue. Quelle proportion des acteurs de ces démarches de (co)design est sensible et consciente des enjeux d’homogénéisation et de convergence des valeurs et idées qui peuvent amplement supplanter ceux d’hétérogénéisation, de diversification?

Si l’activité n’est pas élaborée en ayant conscience de ces mécanismes de construction du sens et de la réalité sociale, ces espaces de mise en commun constituent alors de puissants espaces de socialisation à la pensée hégémonique, de véritables chambres d’écho aux idées dont nous voulons justement nous défaire.

Sans garde-fous permettant de contrer cet effet d’homogénéisation de la pensée, les démarches de (co)design ont davantage tendance à simplifier qu’à complexifier la réalité et donc à diminuer la probabilité d’innovation.

Enjeu 3 - Les grandes gueules

Ce sont majoritairement les plus audibles (les bons orateurs, ceux qui savent faire résonner les affects communs, etc.) qui sont entendus. Ces espaces démocratiques sont donc souvent davantage des espaces où ceux qui sont déjà les plus entendus se font entendre de nouveau (renforçant ainsi leur influence) et où ceux-ci influencent davantage que les autres les résultats du processus de (co)design.

Enjeu 4 - L’illusion du consensus

Nous pensons que le fait que nous soyons arrivés à un consensus collectif à la fin d’une telle démarche signifie que toutes les sensibilités ont alors été dignement respectées et que nous nous sommes maintenus sur le plan de l'horizontalité.

Faux. Ou en tout cas oui mais non. Le consensus, comme moment de décision, est un acte de domination, de verticalité. Est-ce une raison pour ne pas le rechercher et l’atteindre? Non. Il faut bien travailler dans cette direction mais en identifiant explicitement sur quels critères nous avons effectué collectivement notre discussion : où fut tracée la frontière entre le légitime et l’illégitime, entre le sacrifice acceptable et l’inacceptable, entre ce qui les savoirs considérés crédibles et les savoirs considérés profanes, etc.?

Le (co)design a tendance à lubrifier et harmoniser le social qui est pourtant fondamentalement chaotique, antagonique et générateur de conflits sains pour la vivacité d’une vie démocratique qui respecte et maintient la pluralité des opinions.

Enjeu 5 - S’attaquer aux effets mais pas aux causes

Nous nous réunissons dans le cadre de ces démarches pour la plupart du temps répondre à des enjeux sociétaux (ex : réunir les habitants de Montréal pour identifier des solutions à la gestion des déchets) causés par des systèmes et des règles structurants notre vie sociale (ex : production excessive de biens matériels de la société de consommation capitaliste) en proposant des solutions qui correspondent davantage à des arrangements temporaires (ex : système de tri permettant le recyclage) que des remises en question profondes des systèmes et règles structurants qui causent ces enjeux.

Enjeu 6 - Un dialogue technique plus que plus politique (ou post-politique)

Nous considérons souvent le processus de (co)design comme principalement objectif et finalement très technique (de part sa nature processuel) et non pas politique. Ceci a toutefois tendance à diminuer les possibilités de discussion et de remise en question de certaines analyses ou conclusions qui paraissent alors évidentes de part leur constitution à partir de « faits » (l’interprétation des faits est, elle, subjective).

Chantale Mouffe nous rappelle que « Le tracé de la frontière entre le légitime et illégitime représente une décision politique et non une décision morale ou rationnelle. Raison pour laquelle, ce tracé doit toujours rester ouvert à la contestation ».

Lors du printemps érable, nous avions bien vu que la question n’était pas, une question purement technique et financière (savoir si oui ou non, de manière comptable, nous pouvions financier une éducation universitaire gratuite au Québec) mais une question tout d’abord politique (si nous pensons que l’éducation universitaire gratuite est une priorité politique pour le bien-être et la prospérité de notre collectivité, sommes-nous prêt à considérer une distribution différente des ressources publiques pour financer un tel projet?).

Dévoiler les postulats et présupposés du politique sous-jacent à ces démarches constituerait une première étape vers la réappropriation politique.

Enjeu 7 - Imperium et Raison totalitaire

Les discussions et plans d’action réalisés au sein de ces démarches reposent la plupart du temps sur un individualisme méthodologique qui considère la société comme le résultat d’un assemblage de décisions et arrangement réalisés entre individus atomisés (comme des sociétaires) au sein de discussions plus ou moins rationnelles. Nous vivons alors dans la fantasme que le social peut-être décrit, expliqué et planifié entièrement par la raison (une forme de raison totalitaire qui saturerait le champ de l’expérience).

Bien que constituant un angle d’entrée en discussion particulièrement pertinent car il simplifie la réalité de la construction sociale et permet ainsi de ne pas être paralysé face à cette complexité, l’inconvénient associé à cette démarche est qu’elle nie l’effet de la multitude, c’est à dire l’effet incontrôlable et incontrôlé produit consciemment et inconsciemment par le groupe. Sans l’intégration, plus tard dans le processus, de mécanismes d’actualisation nous permettant de nous ajuster aux conséquences inintentionnelles produites par l’effet de la multitude, le degré d’implantation des solutions prévues et leurs impacts sera relativement faible.

Enjeu 8 - Légitimation du pouvoir

Le plus connu des enjeux de ces démarches est sans doute celui-ci de la légitimation du pouvoir. Plusieurs organisations ont en effet tendance à organiser ce type de démarches de démocratisation de la prise de décision pour illustrer à leurs employés ou à l’ensemble de leurs parties prenantes l’importance qu’elles accordent à leur contribution dans l’amélioration de leurs services alors que les décisions ont été la plupart du temps déjà prises dans les grandes lignes avant-même la tenue de ces activités.

Elles restent donc toujours à l’affût d’une bonne idée à laquelle elles n’auraient pas pensé mais les questions posées aux participants (ou plus subtilement les catégories de pensée à partir desquelles sont élaborées les questions) sont en général très dirigées (elles reviennent alors seulement à valider ou améliorer leurs propositions mais non pas à en questionner la pertinence).

Les « bonnes pratiques » de gestion du changement incluent toutes l'injonction d'un dialogue avec les parties prenantes pour diminuer leur résistance à l’implantation du changement et une des activités les plus propices pour tuer toute possibilité de résistance légitime est celle-ci : nous vous avons invité à contribuer comme tous les autres membres de l’organisation à l’élaboration du changement que nous allons implanter, vous avez eu l’occasion d’exprimer votre désaccord ou vos propositions alternatives qui ont été discutées démocratiquement par vos pairs et qui ne les ont pas retenues, notre autorité est légitime pour faire ce que nous faisons.

Le (co)design, une révolution donc?

Comme outil ou processus de travail? Comme approche ou manière d’aborder une problématique? Seul le moment me paraît pouvoir être révolutionnaire (comme instant où de nouvelles catégories de pensée émergent), pas un outil, pas un processus de travail, pas une manière d’aborder une problématique.

Les outils mobilisés dans les activités de (co)design, élaborés dans le paradigme duquel nous voulons justement nous défaire, ne peuvent que reconduire ces mêmes catégories de pensée qui ont permis leur élaboration. Si nous nous limitons aux outils, aucun horizon révolutionnaire en vue. Si nous travaillons sur le cheminement que permettra la démarche de (co)design, l'horizon s'éclaircit.

Le (co)design, l'illustration d’une dérive démocratique?

Une dérive? Non. Plutôt l’illustration de notre conception et de nos pratiques actuelles de la démocratie.

Dans l’intention, la « pensée design » se nourrit en effet de cet imaginaire démocratique qui anime tant les citoyens mais dont la plupart en fuit les responsabilités associées (rendant ainsi caduque la possibilité-même de sa réalisation).

Dans les faits, cela aurait même plutôt tendance à nous éloigner de cet idéal de participation citoyenne. Les démarches de (co)design tendent en effet à diminuer les tensions générées par les enjeux sociétaux (du fait même de la participation des parties prenantes au processus) plutôt que de les catalyser ou de les articuler sur des solutions probantes. Tout le monde repart de ces activités en ayant l'impression d'avoir exercé son devoir citoyen et d'avoir contribué activement et significativement à la résolution de cet enjeu.

L’effet provoqué est plus souvent le cynisme ou l’apathie quant à la pertinence d’investir de son temps pour contribuer à ces enjeux que l’émergence d’un sentiment d’encouragement et de détermination à poursuivre sa participation dans d'autres démarches de (co)design qui touchent des enjeux qui nous sont chers.

Touche pas à mes privilèges !

Comme pour le développement durable, la responsabilité sociale des entreprises ou l’investissement socialement responsable, le (co)design est une nième illustration de l’implacabilité du travail hégémonique (c’est à dire de la capacité d’un système donné (économique, politique, idéologique, etc.) à produire des semblants d’échappatoires qui ne sont en fait que des moyens de poursuivre son déploiement serein).

En étouffant les tensions que génère chez les citoyens la prise de conscience des enjeux intrinsèques à ce(s) système(s), et encore mieux, en capitalisant sur celles-ci pour en faire de nouveaux leviers de déploiement dans la vie des citoyens, l’étau se ressert continuellement vers un système totalitaire (où toutes nos expériences de vie sont alors interprétées à travers ce prisme particulier, ex : économique).

Dès que l’horizon de la remise en question des privilèges (et nous sommes pour la plupart porteurs d’une trâlée d’entre eux) pointe son nez, même à moyen terme, notre créativité dans l’élaboration de stratégies rhétoriques, techniques ou politiques pour conserver ces privilèges ou en limiter la perte est merveilleuse !

Pistes de réflexion et d’action

L’identification de ces enjeux n’a pas pour objectif de fournir des raisons de militer pour l’arrêt total de ce type de pratiques mais plutôt de contribuer à l’intégration de ces limites dans la réflexion sur ces pratiques.

Je vous donc propose plutôt :

-  de capitaliser sur l’élan positif sous-jacent (qui se nourrit de l’imaginaire démocratique et participatif) pour mobiliser les citoyens à participer à ces démarches ;

-  d’inclure des activités permettant de développer la pensée critique des citoyens impliqués (le simple partage de quelques uns de ces enjeux pourrait en soi constituer une bonne opportunité de prise de conscience des limites du processus auquel ils participeront) - je peux même venir les présenter avec vous si cela vous tente ;

-  de travailler notre capacité à être serein dans la conflictualité, notamment en acceptant que la verticalité se manifestera nécessairement, à un moment ou à un autre, et que plutôt que de la nier, il est davantage pertinent de l’identifier, de la nommer pour pouvoir alors la remettre en question et en conserver la dimension toujours provisoire (car c’est quand elle se perpétue sans fin et ne peut pas être discutée dans l’espace du politique que la domination est problématique).

 

 

 

 

 

* Autres panélistes présents : Hugo Steben (Directeur de la Maison de l’innovation sociale), Jonathan Lapalme (Fondateur, Les interstices), Caroline Magar (chargée de projet, Les interstices) et Nadim Tadjine (étudiant au doctorat en design, innovation sociale et publique, Université Laval).