Citoyen à temps plein

Réflexions

sur le travail

Le bonheur au travail : rêve ou réalité?

Le bonheur au travail

Partage transparent de l’information avec tous les employés, suppression du système hiérarchique pyramidal, forte diminution des mécanismes de contrôle formels ou encore prise de décision partagée, ces pratiques de management gagnent en popularité et sont considérées comme une réponse à la crise économique et à la crise de légitimité des entreprises. Mieux, les employés de ces « entreprises libérées » (Isaac GETZ) disent qu’ils ont trouvé la recette du bonheur au travail. Rêve ou réalité?

La déprime générale

Dans le contexte économique actuel qualifié de « crise », les entreprises et les employés sont déprimés. Le taux de chômage est élevé, les contrats de travail sont de plus en plus précaires, le « pouvoir d’achat » diminue, les licenciements massifs se multiplient, la dette publique des États augmente, bref, l’orthodoxie budgétaire fait des victimes tous les jours et agit sur le moral collectif.

Comment la plupart des entreprises réagissent-elles dans un climat morose caractérisé par une forte incertitude envers l’avenir? Elles contrôlent! Les pratiques de management actuelles trahissent toujours l’origine industrielle de nos économies occidentales et laissent percevoir de forts relents de ce qu’il y a de très énervant chez le « petit chef », ce contremaitre qui ne vous laisse même pas le temps de vous curer le nez.

Directeur des ressources humaines, directeur administratif, directeur de la stratégie, directeur de l’amélioration continue, chef de ligne, chef de produit,… ce sont autant de « bulshit jobs » (Jean-François Zobrist) qui tendent à renverser la proportion « d’improductifs » au détriment des « productifs » et dont l’entreprise doit se libérer en temps de « crise ».

 

Plus les entreprises perdent d’argent, plus elles contrôlent. Mais plus elles contrôlent, plus elles perdent d’argent. Les employés, en particulier ceux des dernières générations, sont en effet plus formés et informés. La recrudescence de ces pratiques de contrôle induit de nombreuses frustrations et ils se sentent notamment considérés comme de simples pions au sein d’entreprises qui peinent à s’adapter à une concurrence mondialisée dont ils pensent mieux comprendre la dynamique et les lois.

Cette déprime des employés a un impact majeur sur la performance économique de l’entreprise. Jean-François Zobrist mentionne d’ailleurs que :

« Les coûts du contrôle des employés et de ses conséquences est tellement significatif et grandissant dans le budget des entreprises que les coûts dus à l’absence de contrôle sont désormais dérisoires, rendant alors cette dernière option envisageable, ce qui n’était pas le cas avant ».

 

Les « entreprises libérées » comme solutions à la « crise »

Ces entreprises ne se sont, pour la plupart, pas libérées volontairement. Cette réorganisation profonde du fonctionnement de l’entreprise par les employés résulte souvent d’un échec du modèle de fonctionnement précédent qui a mené l’entreprise à la faillite voire au démantèlement. Dans ces situations, où chacun se retrouve en slip (même ceux qui ont un costume et non un bleu de travail), la seule condition de continuité possible est de reconnaître individuellement et collectivement l’échec de l’ancien modèle de management de l’entreprise.

À partir du moment où chacun accepte ses fautes respectives, l’entreprise peut alors être rebâtie sur le principe fondateur que « Seul celui qui fait, sait » et que l’ensemble des décisions relatives à l’entreprise doit alors être pris par « ceux qui font » (d'où la centralité des gemba dans ces démarches).

Partager le pouvoir de décision implique cependant de partager l’ensemble des responsabilités et donc la prise de risques. Dans ces entreprises, chaque employé est donc un associé de l’entreprise. Dans ce modèle, plus besoin désormais de hiérarchie formelle (exception faite qu’il reste souvent au moins un dirigeant mais plus comme auparavant une dizaine avec leur cour de support administratif, logistique et de conseil), les employés fonctionnent par des groupes auto-gérés, et donc autonomes.

Laurence Vanhée, une des premières « Chief Happiness Officer » du service public belge, résume les pratiques de management des entreprises libérées au mantra suivant :

Don't manage. Love.

Don't work. Have fun.

Don't motivate. Trust.

Don't complain. Innovate.

Précision importante, je ne considère pas les Facebook, Google et autres entreprises « fun » de la Silicon Valley comme des entreprises libérées. Permettre des horaires flexibles, fournir de la bouffe gratuite ou encore construire un gym dans les locaux de l’entreprise ne garantit pas une remise en question profonde des pratiques de management (elles illustrent davantage un changement dans la forme). En effet, ces entreprises restent fortement hiérarchiques avec une prise de décision très centralisée et une répartition des bénéfices qui l’est tout autant.

Convertis-toi et tu ne ressentiras plus que tu travailles!

À quoi ressemble le quotidien de ces employés qui travaillent dans des « entreprises libérées »? Entre le discours et les pratiques, entre le conscient et l’inconscient, entre la réalité et la petite histoire qu’on se raconte pour garder une santé mentale saine dans un monde où le travail est central, difficile de trier le bon grain de l’ivraie.

Le discours est joyeux, il semble naturel, l’enfer du contrôle autoritaire et du manque de confiance qui minait l’estime de soi semble avoir laissé place à une utopie marxiste qui cohabite avec un succès économique flamboyant. Ma paranoïa naturelle (ou peut-être un tout petit peu fondée empiriquement, si si!) tend à me rendre au contraire plus attentif.

Par exemple, la normalisation des comportements me semble plus accentuée dans ce type d’organisations. Dans plusieurs d’entre elles, les pratiques de parrainage sont obligatoires. Chaque employé se voit associer un parrain (appelé également mentor, sponsor, etc.) dont l’objectif est de rencontrer régulièrement son collègue pour s’assurer que ses ambitions personnelles et professionnelles, ses compétences et les intérêts de l’entreprise sont convergents (c’est ce qu’ils appellent le « sweet spot » : how sweet is it?). Les employés dont la convergence de ces trois variables est faible peuvent notamment se voir proposer des rencontres régulières avec un psychologue d’entreprise afin de réguler cet écart de convergence et décider alors soit de quitter l’entreprise, soit de faire converger ses intérêts avec ceux de l’entreprise. Or, dans un contexte économique de « crise », où la majorité des employés perçoivent le marché du travail comme peu à leur avantage, la plupart d’entre eux pourraient être tentés dans ces situations de choisir la conversion plutôt que l’affirmation.

Autre exemple, et c’est selon moi l’élément qui me semble le plus éthiquement discutable dans le mode de management de ces entreprises libérées, c’est l’ambigüité de la notion de « bonheur » et de sa finalité. Je m’appuie notamment sur le récent documentaire intitulé « Le bonheur au travail » (1) dans lequel la notion de « bonheur », pourtant centrale dans la problématique traitée, est régulièrement abordée mais jamais définie. Pour ma part, en déconstruisant les discours des porteurs de ce courant managérial et en écoutant les salariés de ces entreprises libérées, la définition du bonheur que j’identifie comme sous-jacente est :

  -  Celle d’un bonheur fortement circonscrit et lié à la sphère économique (ex : je me sens libre de pouvoir quitter le travail plus tôt pour aller chercher mes enfants et de retravailler quelques heures le soir pour compenser, je n’ai plus de supérieur hiérarchique direct qui surveille tous mes faits et gestes, je peux travailler 3 jours par semaine à la maison, à la fin de l’année les bénéfices de l’entreprise auxquels nous avons fortement contribué nous seront partagés à part égale, etc.)

  -  Un bonheur qui se définit davantage par son négatif, c’est à dire par une non-perception explicite de la contrainte du travail (de la relation salarié - employeur, de l’obligation de présence sur le lieu de travail, du débordement du travail sur la sphère personnelle, etc.) qui s’illustre d’ailleurs magnifiquement dans la conclusion d’une conférence de Laurence Vanhée :

“Le grand avantage des entreprises libérées, c’est que les employés donnent leur maximum sans avoir l’impression de travailler”.
— Laurence Vanhée

De plus, ces entreprises prônent le bonheur certes, mais plus souvent comme un moyen que comme une fin. Dans le livre d’Isaac GETZ intitulé « Liberté & Cie », l’affirmation d’un manager participant à son étude incarne d’ailleurs cette finalité :

« I do my best to make people happy: happy people are performing better »

Un conséquentialiste me répondrait certainement que ce qui compte c’est le résultat et que peu importe le fait que la « performance » soit la finalité (dont les critères ne sont d’ailleurs que rarement définis, ce qui démontre à quel point nous avons intégré culturellement en occident que le terme implique naturellement une performance « économique » ou le stéréotype d’une personne « qui travaille fort »), si les employés sont heureux, c’est une action positive. J’ai cependant tendance à pencher davantage du côté de l’éthique des vertus où l’intention à l’origine de l’acte est tout aussi, voire plus, importante.

Émancipation vs. Aliénation

Je suis convaincu que ces nouvelles pratiques de management sont porteuses d’éléments émancipateurs qui auront des impacts fondamentalement positifs sur les employés. En particulier, renforcer la responsabilité de chacun à travers la prise de décision et de risques partagés me semble être un élément essentiel pour que chacun ne se laisse pas « porter » ou « prendre en charge » par le système économique et gâcher ainsi sa vie à vivre celle d’un autre, mais qu’il y participe activement, consciemment, en fonction de ses choix, de ses compétences et de la place qu’il désire donner au travail dans sa vie.

Avec cette vision particulière de l’économie (il y en a de nombreuses autres possibles) que portent les « entreprises libérées », les humains me semblent cependant conserver leur statut de variable d’ajustement pour une finalité non négociable : la croissance économique.

 

1 - Documentaire « Le bonheur au travail » : http://info.arte.tv/fr/diffusion-du-documentaire-le-24-fevrier-20h50-replay-et-vod

TravailAlexandre Berkesse